
Lorsque Yvon Chouinard confie la direction de Patagonia, il ne quitte pas son entreprise : il la libère.
Il fait le pari que des femmes et des hommes alignés sur une vision forte peuvent faire grandir l’organisation sans supervision constante. Le Management By Absence, c’est cela : bâtir une structure suffisamment claire, responsable et autonome pour qu’elle fonctionne même quand le dirigeant n’est pas là.
Concrètement le patron de Patagonia assume le fait de passer beaucoup de temps à l’extérieur et d’être absent du bureau, dans la mesure où il a construit une vision forte, des valeurs non négociables et qu’il a mis en place une délégation importante aux équipes. Ces dernières savent que leur dirigeant n’est pas toujours disponible et qu’elles peuvent prendre des initiatives et des responsabilités. Les décisions opérationnelles sont prises au plus près du terrain et n’attendent pas une validation systématique de la direction.
Ce choix n’est pour le dirigeant ni un luxe, ni une posture spirituelle : c’est une stratégie de performance durable.
En effet, le fondement de son idée est qu’une entreprise ne dépend pas de la présence quotidienne de son dirigeant. Une entreprise peut être résiliente, vivante et capable de s’auto-ajuster. Et un dirigeant qui sait s’absenter est souvent celui qui a le mieux posé le cadre, la vision et la confiance. Cette absence du manager au sens classique du terme ne signifie pas un désengagement.
Combien de dirigeants se sentent “piégés” par leur propre présence ? Toujours sollicités, toujours nécessaires, toujours au centre de tout… au point de devenir le goulet d’étranglement de leur organisation. Chaque décision passe par eux, chaque validation les attend, chaque problème remonte jusqu’à leur bureau.
Ce modèle, hérité d’une culture du contrôle et du perfectionnisme, finit par épuiser tout le monde — les dirigeants compris. La performance se grippe, la créativité s’étouffe, la relève ne s’exerce jamais. Et paradoxalement, plus le dirigeant veut “tenir son entreprise”, plus il ralentit sa dynamique. Certaines études montrent que ce type de “bottleneck” managérial peut faire perdre jusqu’à 25 à 30 % de productivité et freiner directement la croissance. A l’image d’une bouteille dont le débit dépend d’un petit goulot qui freine le flux, plus un dirigeant va centraliser, plus les décisions et la performance globale sont ralentis.
Dans de nombreuses PME et start-up, on observe le même scénario : tant que le fondateur ou le dirigeant garde la main sur toutes les décisions clés, l’entreprise atteint un plafond de verre. Les équipes attendent, se démobilisent, les talents les plus autonomes s’en vont, fatigués de ne pas pouvoir agir sans validation. Harvard Business Review estime d’ailleurs que près de 6 dirigeants sur 10 ont du mal à lâcher le contrôle et à déléguer réellement.
À cela s’ajoute un autre risque : l’usure personnelle. Les études récentes sur le burnout des dirigeants montrent une montée nette de l’épuisement au sommet des organisations, avec près d’un leader sur deux en situation de surcharge ou de fatigue avancée. (Sources https://www.staffingindustry.com/) Cette “hyper-présence” rassure à court terme, mais fragilise l’entreprise sur la durée.
Que se passe-t-il si le dirigeant n’est plus là, ne serait-ce que quelques semaines ? Sans relais, sans délégation, sans autonomie des équipes, tout s’arrête. C’est précisément ce cercle vicieux que le management par l’absence cherche à rompre.
Le management par l’absence repose sur trois piliers :
C’est une discipline exigeante pour le dirigeant : il ne s’agit pas de fuir, mais de laisser respirer, ses équipes comme soi-même. De passer du “faire” au “faire faire”, du “diriger” au “rendre possible”.
Cette posture transforme la performance du dirigeant il gagne en lucidité (car la distance permet la perspective),il renforce la maturité collective (car chacun assume davantage),et il développe une organisation antifragile, capable de fonctionner même dans la turbulence.
Ces pratiques ne sont pas réservées à des cas particuliers d’entreprise. Le management par l’absence n’est pas un modèle réservé à Patagonia ou à quelques entreprises “différentes”. Ce serait rassurant, mais illusoire, de se dire que ces pratiques ne fonctionnent que dans des contextes très spécifiques. Que l’on travaille dans une PME industrielle, une collectivité, une start-up tech ou un grand groupe, il y a des idées très concrètes à en tirer.
D’abord, mettre en place une délégation forte : clarifier qui décide de quoi, donner de vrais espaces de décision aux managers et aux équipes, et arrêter de tout faire remonter au dirigeant ou au comité de direction.
Ensuite, développer la confiance : moins de reporting pour “surveiller”, plus de points d’échanges pour partager les enjeux, les priorités, les arbitrages.
Ou encore, favoriser l’auto-organisation : clarifier le cadre, les objectifs et les règles du jeu et laisser les équipes organiser leurs agendas, leurs rituels, la répartition des tâches.
Ces pratiques ne supposent pas un dirigeant absent ou “cool” en permanence, mais un dirigeant qui accepte en toute conscience de ne plus être le centre opérationnel de tout. Quand la délégation est réelle, les décisions se prennent plus vite, les irritants du quotidien se règlent au bon niveau, et l’énergie au sommet peut se concentrer sur la vision, la stratégie, les transformations à conduire. La confiance, elle, libère la parole, encourage l’initiative et renforce l’engagement, car chacun sent que sa contribution compte vraiment. Quant à l’auto-organisation, elle permet aux équipes de mieux gérer les imprévus, d’ajuster leurs priorités et de coopérer sans attendre une validation permanente.
Au final, ce sont des leviers très concrets de performance : moins de temps perdu dans les validations, plus de réactivité, plus de responsabilité, et une organisation qui respire mieux, quel que soit son secteur ou sa taille.
Le Management By Absence (et de manière plus large l’Entreprise libérée) n’est pas un modèle pour tous les contextes. Les managers opérationnels, pris dans le quotidien, n’ont pas toujours cette latitude. Mais pour les dirigeants, il représente un véritable test de leadership : Êtes-vous prêt à être “inutile” au quotidien pour être vraiment essentiel à long terme ? Le vrai pouvoir n’est pas dans le contrôle, mais dans la capacité à créer un système qui performe sans vous.
Alors, dirigeants, la question n’est pas : « Que devez-vous faire de plus ? » mais bien : Qu’est-ce que vous pourriez arrêter de faire ? ou Quand choisirez-vous, délibérément, d’être absent ?
Peut-être que ce jour-là, votre équipe – et votre entreprise – deviendront enfin pleinement présentes.